Etude de texte: la copie des lettres de Charles V datées du 26 avril et du 19 mai 1368 et l'arrêt du
conseil du roi du 23 mai 1368
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« L'église de Vorges était une forteresse (…) placée elle-même au centre d'une enceinte fortifiée, ayant ses fossés, ses portes, ses barrières et son donjon ». Ce sont les mots de Charles Hidé en 1857 quand il publie ces documents datés de 1368 et conservés à Laon.
Il s'agit des copies d'une série d'instructions royales données au bailli de Vermandois et au capitaine de Soissons pour qu'ils interviennent «au mandement des maieurs et jurés de la ville de Bruyères sur le fait de l'emparement et enforcement du moustier de la ville de Vorges (…) qui est de la dite commune de Bruyères et pres dicelle au quart d'une lieue ou moins ». D'une demi lieue ou plus diront les Vorgiens... On a ici l'écho d'un intéressant procès qui oppose les agents du roi et le maieur (maire) de Bruyères d'une part, et les habitants de Vorges d'autre part.
Ces instructions du roi réclament la suspension des travaux de renforcement des fortifications en cours à Vorges. Ces travaux montrent l'impuissance du bailli de Vermandois à faire appliquer un ordre précédent qui visait à faire abattre les remparts et combler les fossés du moustier. Le Conseil du roi réclame le retour au statu quo en attendant l'issue d'un procès contre les habitants de Vorges qui disposent du soutien de la cour de justice de Laon et qui sont prêts à des dépenses considérables pour agrandir leur moustier.
On reconnaît là le respect des formes légales manifesté par Charles V, conforme à son image de roi sage et de lettré tel qu'il est vanté par Christine de Pisan dans son Livre des faits et moeurs de Charles V (vers 1404). Le conseil du roi suggère ainsi à ses agents de faire montre d'un certain esprit d'apaisement en se contentant d'une nouvelle inspection afin d'évaluer la qualité et la suffisance éventuelle des nouvelles fortifications. On sent surtout ici la prudence politique et la volonté d'endormir la méfiance de l'adversaire.
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Comme il ne préjuge pas de l'issue de la procédure, le conseil du roi accumule les arguments à l'intention du procureur.
1/ Il rappelle que le moustier de Vorges avait déjà été déclaré « non tenable » par les commissaires royaux dépêchés avant 1364 pour organiser la défense du pays, bouleversé par la chevauchée des Anglais de 1360.
2/ C'est contre cet avis et en vertu d'une première décision de justice rendue à Laon qui leur avait été favorable, que les Vorgiens s'étaient dotés d'un capitaine, Guillaume de Lourne, et s'en étaient pris au sergent d'arme Gille Matinée en lui refusant l'accés au moustier, en lui jetant des pierres et en l'obligeant à s'enfuir. En évoquant cet épisode sans doute l'objet d'un procès séparé, le conseil du roi suggère au bailli de témoigner en appel devant le Parlement de Paris à propos de cette « rebellion » des gens de Vorges.
3/ Le roi doit surtout formellement récuser des lettres octroyées en faveur des Vorgiens pour le maintien de leur moustier. Cette difficulté supplémentaire montre l'efficacité du lobbying intense déployé quelques années auparavant. Les Vorgiens ont dû profiter pour cela du désordre consécutif à la captivité du roi Jean II pris par les Anglais à Poitiers en 1356. Ils avaient dû obtenir leurs lettres en échange d'une contribution supplémentaire à la rançon exigée par le désastreux Traité de Brétigny en 1360.
Une fois installé au pouvoir en 1364, Charles V revient sur la faiblesse passée de l'administration royale , et s'appuie sur une erreur formelle commise par les requérants auprés de la chancellerie: la question de la distance réelle qui sépare Vorges et Bruyères et qui a été sans doute vérifiée à l'occasion d'une nouvelle inspection. En constatant l'erreur d'arpentage, les juristes du roi peuvent mettre en cause la bonne foi des Vorgiens, et revenir sur les privilèges précédemment octroyés.
4/ Mais c'est sur le fond que les juristes du roi veulent l'emporter : ils font valoir que Vorges et Bruyères font partie de la même communauté depuis 1128, ce qui donne aux habitants de Vorges le devoir de contribuer à la défense commune, c'est à dire l'entretien des remparts de Bruyères qui seuls sont capables d'assurer le refuge pour l'ensemble des habitants et leurs biens. La sécurité du royaume est finalement mise en avant : le moustier de Vorges étant une proie facile, il fait courir le risque de servir au ravitaillement des compagnies qui ravagent désormais le pays, en attendant la reprise de la guerre contre les Anglais. Or celle-ci se prépare et survient l'année suivante, en 1369.
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On le voit, pour le roi il y a urgence dans une affaire qui dure depuis trop de temps et qui s'enlise dans les méandres judiciaires. Il avise ses officiers à Soissons de se rendre sur Laon sans attendre l'issue du procès. Leur mission immédiate est d'interrompre les travaux du Moustier et de s'en rendre maître en attendant de pouvoir légalement mettre en oeuvre le démantelèment complet du dispositif de défense grâce à une décision de justice plus favorable et qui ne saurait tarder. On peut penser que la milice urbaine de Bruyères a été employée pour participer à ce coup de main, puisque ce sont ses archives qui ont conservé les copies des instructions royales avant leur transfert à Laon.
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